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Jérôme Fourquet : « La fragmentation de la société française est sans précédent »

Le directeur du département Opinion de l'Ifop, qui vient de publier « L'archipel français, naissance d'une nation multiple et divisée » (Seuil), analyse les causes profondes du mouvement des « gilets jaunes » et les enseignements du grand débat.

Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion de l'Ifop, vient de publier « L'archipel français, naissance d'une nation multiple et divisée » (Seuil).
Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion de l'Ifop, vient de publier « L'archipel français, naissance d'une nation multiple et divisée » (Seuil). (Bruno DELESSARD/Challenges-REA)

Par Isabelle Ficek, Grégoire Poussielgue

Publié le 15 mars 2019 à 11:21

Que révèle la crise des « gilets jaunes » ?

Une fragmentation multiple de la société française. D'abord sociale, avec des catégories modestes assez représentées dans le mouvement alors que les personnes plus aisées le regardaient avec distance, voire condescendance.

Une fracture territoriale ensuite, qui se double d'un clivage sur les modes de vie. Le déclencheur de cette crise a été la hausse des taxes sur les carburants, et la France qui s'est mobilisée est celle des ronds-points, de l'étalement urbain, la France de la voiture. En face, on retrouve les gens pour qui la voiture n'est plus centrale. La fracture est aussi celle de la France diplômée, qui a regardé de très loin ce mouvement animé par des gens moins éduqués.

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Enfin, dernière fracture, on a vu que la tentative de la gauche de la gauche d'opérer une jonction entre les « gilets jaunes » et le mouvement syndical et la France des banlieues a échoué. La France qui s'est mobilisée est celle du travail, qui a peur du décrochage. Alors que les habitants des banlieues, pour une partie significative, vivent avec des aides sociales. Enfin, les gens des banlieues ne se sont pas reconnus dans les visages et les slogans des « gilets jaunes ».

N'y a-t-il pas des racines plus profondes ?

On peut aussi y voir les premiers symptômes de la fin de la « moyennisation » de la société française. Pendant les Trente Glorieuses et après, moins puissamment, toute une partie des catégories populaires et des petites classes moyennes, ouvriers et employés, se sont arrimées pleinement à la société française, notamment par le prisme de la consommation. Ils pouvaient se doter d'un équipement pour leur foyer cochant toutes les cases du standard minimum exigé, c'est-à-dire une voiture, de l'électroménager, l'accès aux loisirs et aux vacances et à horizon d'une vie, envisager l'accession à la propriété.

La moyennisation s'est aussi caractérisée par le règne de l'hypermarché, où tout le monde allait faire ses courses. Tout le monde ne met pas la même chose dans son Caddie, mais tous se fournissent dans un même lieu.

Pourquoi cette « moyennisation » a pris fin ?

La désindustrialisation massive du pays a abouti à une dégradation de la qualité des emplois, et parallèlement le niveau du standard de vie érigé en « basique » par la société de consommation s'est considérablement élevé.

Par exemple, avec l'équipement de tous les membres du foyer en smartphones. Les modèles présentés dans certaines émissions de télévision pour l'équipement de la maison coûtent très cher et deviennent hors de portée pour toute une partie de la population. Le fait de ne pas pouvoir accéder à cela, alors même que les deux conjoints travaillent dans le couple, est vécu comme le début d'un déclassement voire d'une déchéance.

Les « gilets jaunes » disent souvent qu'ils n'ont plus rien le 15 du mois, ou qu'ils ne peuvent plus se faire un petit « extra ». Ils se demandent ce qui s'est passé. Ils se retournent alors contre les taxes, ce qui confirme que la question des prélèvements obligatoires est centrale même s'il faut aussi y voir les prémices de la fin de cette moyennisation. Elle va s'amplifier dans le temps.

Le phénomène est-il spécifique à la France ?

On peut faire le lien avec la paupérisation de la classe moyenne blanche américaine, qui a abouti à l'élection de Trump. Les Américains ont de l'avance, mais nous sommes confrontés au même mécanisme.

Trois publics symptomatiques ont émergé dans le mouvement des « gilets jaunes ». D'abord les mères célibataires, car si certains Français n'y arrivent plus avec deux salaires, le problème est encore plus aigu pour les familles monoparentales. Ensuite le public de l'étalement urbain, encore plus pris à la gorge car très dépendant du prix de l'essence. Ce sont les premiers à être rentrés dans le mouvement. Enfin, la « génération cariste », c'est-à-dire le salariat de la logistique : les caristes ou chauffeurs routiers. Les salaires sont bas et ils sont au bout de la chaîne de création de valeurs. Le gilet jaune qu'ils portent a remplacé le bleu de travail et ce ne sont plus les mêmes emplois ni les mêmes salaires. Du côté des femmes, on retrouve celles qui sont assistantes maternelles, aides-soignantes ou les salariées des Ehpad : là aussi, les salaires sont faibles tout comme les perspectives de carrière.

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Le mouvement des « gilets jaunes » a ainsi montré les transformations du salariat. Et le « way of life » proposé par la société de consommation actuelle devient hors de portée pour toute une partie de la population.

Quels sont les enseignements qu'on peut tirer de ce grand débat ?

Premièrement, le fait que la baisse de la pression fiscale soit LA priorité. C'est un chantier majeur, alors que l'exécutif n'a pas de marges de manoeuvre. On voit aussi pointer la préoccupation environnementale, qui dépasse largement le grand débat comme le montrent les 2 millions de personnes qui ont signé la pétition « l'affaire du siècle », la mobilisation des lycéens ou l'initiative prise par Laurent Berger et Nicolas Hulot, soutenue par une soixantaine d'associations.

Enfin, le troisième enseignement de ce débat est que son succès permet de reparler des vertus de la démocratie participative. Mais il faut se garder d'avoir une vision trop angélique des choses car, dans le détail, on voit que les participants à ce grand débat sont majoritairement les Français qui vont bien. Dans le quart nord-est de la France, on note une sous-participation. Consulter les citoyens par d'autres formes que le vote est une bonne chose, mais les publics qui sont déjà en retrait, qui s'abstiennent, ne seront pas touchés par ces consultations.

Comment éviter en sortie de débat les déceptions ?

Il faut doser la temporalité et avoir un rendu progressif, en plusieurs étapes. Et puis évidemment, pour le contenu, sur les questions majeures, a-t-on des réponses fortes ?

Edouard Philippe dit qu'il a retenu du débat qu'il fallait baisser les impôts quand ses ministres inventent des hausses d'impôts tous les jours : l'atterrissage risque donc d'être compliqué. Si sur les quelques sujets emblématiques, comme la fiscalité, les 80 km/h, l'environnement, les Français n'ont pas à se mettre sous la dent quelques mesures symboliques à défaut de réponses sonnantes et trébuchantes, ils vont être déçus. Ils s'y attendent d'ailleurs d'après différents sondages.

Le gouvernement d'ailleurs prépare le terrain…

Préparer les esprits à ne pas faire de miracle, c'est de bonne guerre, mais pas forcément très bon signe. Avec le grand débat, l'exécutif a repris de l'oxygène, gagné du temps mais pas encore assez pour se remettre les idées au clair. Les Français sentent les tâtonnements. Le risque, c'est ce que cela se termine en pétard mouillé. Il faut des mesures et des annonces qui permettent aux Français de se dire, « ils ont compris ».

Cela pourrait notamment s'inscrire dans un grand plan, cohérent, avec une étape de décentralisation pour davantage de proximité et de manière parallèle, engager la société dans une transition écologique. Si on est dans le colmatage et la rustine, la sortie en demi-teinte, alors tout peut repartir dans quelques mois.

Dans votre livre, vous faites le constat d'une archipellisation de la société française. Est-ce irréversible ?

C'est une accumulation de processus au long cours : déchristianisation, dislocation de la matrice communiste, républicaine, laïque, perte d'influence des grands médias, montée en puissance d'un individualisme de masse, arrivée d'une population issue de l'immigration qui a modifié le profil démographique de la population française, le nouveau stade du capitalisme mondialisé avec le phénomène de métropolisation, tout cela a abouti à une fragmentation sans précédent de la société française.

Ce sont des phénomènes profonds et il est difficile de lutter contre. On n'a pas retrouvé de matrice qui pourrait jouer un rôle de ciment aussi puissant qu'il y a quelques décennies. La société française n'a certes jamais été homogène mais le camp catholique d'un côté et laïc et républicain de l'autre permettaient des coalitions sociologiques.

Voyez-vous des pistes pour récréer un projet commun ?

Est-ce que la mobilisation autour de l'urgence climatique et de la transformation en profondeur de la société peut jouer ce rôle-là à l'avenir ? Il est un peu tôt pour le dire. On voit bien que les responsables politiques, au premier rang desquels Emmanuel Macron, sont très conscients de cette fragmentation et cherchent à s'appuyer sur tous les événements tragiques ou heureux pour essayer de recréer du commun.

C'est par exemple la prise de parole d'Emmanuel Macron devant l'église de la Madeleine pour la mort de Johnny. C'est son hommage au colonel Beltrame ou son très fort investissement politique et personnel au moment de la victoire des Bleus.

Quand on regarde historiquement, le catholicisme et le communisme avaient en commun d'offrir une transcendance, un horizon positif qui vaut la peine de lutter, de se sacrifier pour lui. Dans une société de consommation et d'individualisme, on touche du doigt le déficit de transcendance qui permettait l'agrégation d'un certain nombre de groupes dans une perspective commune. L'écologie peut-elle jouer ce rôle, ce ciment pour laisser une planète à nos petits-enfants ?

Quel impact de ces phénomènes sur le paysage électoral ?

Nous montrons dans « L'Archipel français », que 2017 n'était pas un accident mais la mise en conformité du paysage électoral avec la nouvelle réalité sociale et culturelle du pays. Le clivage gauche droite existe encore mais il n'est plus central, d'où la non-qualification du PS et de LR au deuxième tour et une recomposition politique qui continue. La même semaine, Jean-Pierre Raffarin et Alain Juppé, deux pères fondateurs de l'UMP, rallient Macron. Le vieux paysage devient obsolète. On est en train d'enterrer un cycle politique. Le PS et LR ne sont plus les forces dominantes, c'est désormais LREM et RN, avec une fragmentation très forte du paysage électoral.

Isabelle Ficek et Grégoire Poussielgue

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